À quoi sert la publicité? C’est une question difficile à répondre dans la mesure où l'on peut vraisemblablement avoir deux réponses complètement contraires à ce sujet: tout, ou rien, dépendant de nos idéologies et des lieux d’où l'on regarde. Comme tout le monde le sait, la société de notre époque est implacablement marquée par une totalité des pratiques et des croyances intriquées, c’est-à-dire le système capitaliste. Selon l’analyse de Marx, la première caractéristique d’une modalité capitaliste, c’est une introduction d’une rupture dans des objets séparés désormais par sa «valeur d’usage» et sa «valeur d’échange», ce qui nous ramène à la séparation entre l’homme et son travail et, finalement, à sa propre aliénation. Et c’est dans cette perspective que l’on peut comprendre mieux le rôle significatif que joue la publicité dans notre société capitaliste. Tandis que le système capitaliste industriel du XVIIIe siècle qu’analyse Marx introduit dans le processus de la production une rupture entre les ouvriers et ses travaux, maintenant le capitalisme médiatique— avec son dispositif total qui consiste en le journal, le radio, la télé et finalement l’Internet— vient envahir complètement le processus de la consommation tout en y introduisant une autre rupture, séparant ainsi une nouvelle sphère purement spectaculaire qui est, cependant, radicalement sans aucun usage, à savoir celui de la publicité.
Concernant ce point, le lecteur peut demander: «Qu’importe qu’il y a des pubs partout, si je n’en regarde jamais sérieusement à la télé, ou bien si je ne tombe pas jamais dans son piège et en consomme?» Mais tout comme le système capitaliste ne consiste pas simplement en des pratiques réglées par la logique du marché, mais aussi en une certaine croyance théologique, utilitariste et hyper-optimiste (on pense dans ce cas au concept du « rêve américain » et l'observation de Walter Benjamin que le capitalisme est une seule religion «sans trêve et sans merci»), de la même manière le piège ultime de la publicité ne se situe pas aux expositions des marchandises extérieures de nous mais plutôt aux un culte et une culture des « exhibitions » intériorisées par des hommes. Le CV, par exemple, est un des meilleurs exemplaires de la publicité intérieure que fait l’homme à lui-même. Quiconque a fait l’expérience d’écrire un CV, il est évident qu’il doit arriver à un point où il ne peut que mentir un peu, où il éprouve à contrecœur un besoin de se présenter mieux en se conformant au format prescrit. Ce qui est ironique là, c’est que les patrons à qui des CV sont destinés, eux aussi, savent aussi bien que les solliciteurs ne peuvent jamais coïncider avec les images crées par leurs CVs. Ainsi, le format de CV se transforme en un règle autonome, une performance dépouillée de aucun sens possible qui est, pourtant, nécessaire pour sa seule exhibition et sa présentation pure. Et en fait, ce «règle CV» ne se confine pas dans le monde d'emploi mais, aujourd’hui, on a déjà constaté sa ramification partout dans notre vie quotidienne: sur Facebook, où on doit «uploader» toutes les meilleures photos de ce que l’on fait et de nous-mêmes afin de séduire les gens; ou bien sur Couchsurfing, où on doit également se présenter (sinon se vendre) comme une marchandise charmante pour que quiconque puisse nous accueillir et nous recueillir. En somme, la sphère spectaculaire de la publicité comprend non seulement les pubs au sens littéral, mais tout ce qui existe en prenant comme sa raison d’être une pure valeur d’exposition et qui, surtout, exhibe toujours précisément ce qui lui manque.
Maintenant, on comprend enfin pourquoi la publicité peut servir en même temps à tout et à rien. Elle ne sert à rien parce que, si l’on a raison dans notre analyse susdite, la publicité est, par définition, ce qui ne possède absolument aucun usage en soi et qui, comme le CV, présente cependant toujours son propre néant comme un grand spectacle inexorable. Néanmoins, c’est exactement grâce au spectacle de la publicité— cette création ex nihilo— que le capitalisme de notre époque peut trouver son moteur au cours de se transformer en une «société du spectacle» totale. En ce sens, la sphère de la publicité sert à tout, puisque le capitalisme ne survit pas sans le spectacle inutile. Et c’est pourquoi, en décidant une réponse à la question «À quoi sert la publicité?», nous choisissons aussi le sens de nos vies, car, finalement, le choix est entre la lucidité et le capitalisme, entre la résistance (quelles que soient les manières) et la soumission et entre l’homme et le mur.