Yves Klein, Saut dans le vide (1960)
J’ai le vertige.
Depuis que ma sœur s’est jetée par la fenêtre, j’ai le vertige.
Quand on se jette du septième étage d’un immeuble parisien, sans matériel particulier pour freiner sa chute, on le fait pour mourir.
Parachutes, deltaplanes, ballons, corde, mousquetons, aile, cape, filets, toiles, tapis, matelas
les moyens ne manquent pas d’éviter le pire
si donc on n’utilise pas tous les moyens pour survivre
c’est qu’on se jette pour mourir.
Je me penche, je vacille, je bascule, je lâche, je plonge, je me renverse, je chute, je tombe, je cogne, je percute, je me heure, je me brise, je m’endommage, je me fracture, je me fracasse, je m’ouvre, je me défais, je me disloque, je me déchire, je me désagrège, j'éclate.
Vertigo est un mot latin signifiant étourdissement. C’est aussi le titre d’un film. Vertigo le film raconte l’histoire d’un homme qui par deux fois essaye de sauver une femme de la mort et par deux fois échoue. Par cet exemple, on voit que la fiction dépasse la réalité puisqu’une même femme peut se défenestrer à deux reprises (ce qui est rare) et peut, ce qui est plus rare encore, mourir deux fois de suite. Le cinéma amplifie donc la puissance des drames humains en les redoublant.
Il n’est pas impossible, bien que dans mon esprit la chronologie des faits demeure incertaine, que j’aie éprouvé le vertige avant l’événement dont je vous parle.
Avez-vous le vertige?
Si vous ne l’avez pas, dites-moi à quoi vous pensez quand vous penchez la tête par-dessus la balustrade, quand vous marchez sur un pont suspendu, quand vous montez sur une échelle de corde, quand vous longez une falaise par grand vent, quand vous suivez un sentier de crête le dont le sol est friable. À quoi pensez-vous? À autre chose sûrement, sûrement à autre chose. Et si vous pensez à autre chose, ne risquez-vous pas par distraction, inadvertance, trop grande confiance en vous, par imprudence, ne risquez-vous pas de tomber?
Si tu as le vertige
tu chutes
et si tu n’as pas le vertige
tu chutes aussi.
Le vertige m’avertit, il me prévient, il est mon compagnon de vie
il ma rappelle, au cas où je l’oublierais, que sur certains trajets bien spécifiques dans lesquels le vide vient me narguer et me sourire, il me rappelle que je pourrais, je pourrais tomber
que cela pourrait m’arriver à moi
je pourrais, moi qui vous parle, bien ancrée au sol comme je le suis, bien attachée à mon existence
je pourrais moi aussi trébucher.
Mais grâce à ma pensée exclusive
à ma concentration exclusive
à ma tristesse exclusive
à ma angoisse exclusive
à ma crainte exclusive
à mon histoire exclusive
que je veux bien partager avec vous grâce à tout cela
j’avance précautionneusement sur cette terre et je suis emplie, dans bien des circonstances, d’une telle quantité de terreur que je ne peux plus avancer
c’est ce qu’on appelle le vertige
le vertige paralyse celui qui y confronté
et plus il es paralysé plus il a le vertige
car il est arrêté au milieu du vide
et le vide l’appelle et l’aspire
le vide lui fait des signes
il sait que le signes est un piège auquel il faut résister
mais il sait aussi que s’il plonge
cela mettra fin au vertige
à cette sensation intense et douloureuse
sur laquelle il n’a pas prise
alors il hésite
et comme il ne pense qu’à cette hésitation
cela augmente encore son vertige
au point qu’au lieu de le protéger du danger de la chute
le vertige tout droit l’y conduire
Dans Vertigo, celle qui tombe et celui qui a le vertige sont bien distincts, l’un tombe quand l’autre a le vertige, l’un tombe parce que l’autre a le vertige.
C’est moi qui a le vertige, c’est elle qui tombe
Quand j’ai le vertige, je me représente en bas
je suis déjà en train de tomber dans le vide
par accident
toujours c’est par accident que je tombe
je me représente en bas
en train de m’écrasée avant moi
et le fait d’avoir dans ce domaine un antécédent familial
n’aide pas
c’est même le contraire
j’ai d’autant plus le vertige que ma sœur est tombée avant moi
avant moi, dis-je, comme si je devais moi aussi
par fatalité
succomber à l’attirance du vide.
Au bord du précipice
au bord
à un pas de la mort
il suffit d’un pas
le vertige, c’est d’avoir peur de le franchir
et de le désirer
de ne penser qu’à ça tout le temps où l’on reste au bord
de ne penser qu’au seul fait qu’on est au bord du vide
de sorte qu’on finit par douter
du rôle que joue le vertige
symptôme, effet, avertissement, désir.
Symptôme:
c’est quand le corps parle
mon corps parle
il me dit quelque chose
sur les montagnes, à l’appui des fenêtres, dans les cages d’escalier, mon corps, pendant des années, me dit quelque chose que je n’entends pas, que je ne comprends pas
pendant des années, je n’écoute pas mon corps
je fais comme si je n’avais pas le vertige
je feins d’ignorer que mon cœur bat plus vite, que mes jambes tremblent, que j’ai la bouche sèche, que je transpire
Je passe à travers le vide
c’est un exploit qui me coûte beaucoup
qui pompe toute mon énergie
après je pleure
je ne sais pas si on me comprend, je ne me comprends pas moi-même.
Effets secondaires:
le reste non plus, je ne le comprends pas
par exemple
la vue du sang m’est insupportable, je m’évanouis
l’idée qu’un corps puisse perdre son intégrité
coupures, ouvertures, saignements, démembrement, blessures
me fait perpétuellement frémir.
Vingt-deux ans on passé
depuis que ma sœur s’est jetée dans le vide
mais il n’est pas impossible
bien que mes souvenirs soient devenus flous
que j’aie éprouvé le vertige
du temps où elle était encore en vie
et où ni elle ni moi ne savions
qu’elle finirait par heurter le sol
à la vitesse
que les lois de la mécanique
définissent
pesanteur oblige.
Je pose ma tête sur l’oreiller
je ferme les yeux
je m’endors
plutôt non
je ne m’endors pas
j’écoute
j’espère
j’attends
j’attends le moment où mon corps
me laissera en repos
se calmera, s’apaisera, se détendra, se décontractera, se relâchera, se délestera, se déchargera, s’allégera, s’abandonnera, se livrera, cédera, quittera, renoncera,s’absentera, disparaîtra, plongera, chutera
je me réveille toujours avant qu’il ne s’écrase
sur le macadam
avant qu’il ne se disloque
sur la chaussée
avant qu’il ne se brise
sous l’œil horrifié et stupide des passants.
Dans mon sommeil
je tombe
c’est un cauchemar récurrent que je fais
quand je suis allongée sur le dos.
Pourtant je dors beaucoup
je dors longtemps
je dors profondément
et dans mon sommeil
je tombe.
Vertigo raconte l’histoire d’une femme qui était blonde et qui devient rousse. Vertigo raconte l’histoire d’une femme qui change de couleur de cheveux.
Petit à petit
je m’habitue à l’idée
que je suis composée
que nous sommes composés
de notre histoire
une histoire qui commence avant nous
et par laquelle nous sommes traversés
une histoire
qui nous traverse
petit à petit
je m’habitue à l’idée
que je suis traversée.
Je suis blonde
mais ça, vous ne le savez pas
alors je vous le dis
croyez-moi
je suis blonde
elle était brune
je veux dire
dans mon souvenir
on nous présentait comme telles
voici la blonde
et voici la brune
mais ça pouvait être aussi dans l’ordre suivant
voici la brune
et voici la blonde
ça dépendait des fois
je veux dire
pas pour la couleur des cheveux
pour l’ordre.
Si le corps est lancé trop vite
il devient aussi dangereux
qu’un projectile
on peut donc avec son corps
écraser d’autres corps
avant de s’écraser soi-même
c’est ce qu’on appelle
le hasard
il frappe là où on ne l’attend pas
et tue
à l’aveuglette.
Je n’aime pas beaucoup
qu’on me raconte
des histoires
de saut à l’élastique.
Il n’y a que dans les rêves que les chutes ne sont jamais interrompus
par l’impact
il n’y a que dans les rêves que les chutes
durent
rêver que l’on chute
qu’on tombe indéfiniment
sans que jamais cela ne s’arrête
c’est rester optimiste.
Vertigo est un beau film
c’est un film à recommander
en priorité
à ceux qui ont raté
ce qu’ils avaient entrepris
ou qui regrettent
de n’avoir pas agi
en temps utile
c’est un film qui plaît moins aux innocents
qu’aux coupables.
Le vertige me lie à toi beaucoup plus fortement
que mes souvenirs
tout le reste
images et voix
dans l’air doucement
se dissipe
mais le vertige reste et grandit.
Les faiblesses des gens
les rendent sympathiques.
Quelle est votre faiblesse
et à quoi
silencieusement
vous lie-t-elle?
Dites-moi quelque chose
qui soit autre chose
que le vertige
dites-moi quelque chose
qui soit moins triste
dites-moi quelque chose
qui me fasse rire.
Du haut du septième étage tu te jettes
et je ne peux rien faire
pour te retenir.
Andreï Tarkovski, Andrei Roublev (1966)