2016年5月21日 星期六

"Le vertige" par Olivia Rosenthal

Yves Klein, Saut dans le vide (1960)



J’ai le vertige.
Depuis que ma sœur s’est jetée par la fenêtre, j’ai le vertige.

Quand on se jette du septième étage d’un immeuble parisien, sans matériel particulier pour freiner sa chute, on le fait pour mourir. 
Parachutes, deltaplanes, ballons, corde, mousquetons, aile, cape, filets, toiles, tapis, matelas
les moyens ne manquent pas d’éviter le pire
si donc on n’utilise pas tous les moyens pour survivre 
c’est qu’on se jette pour mourir. 

Je me penche, je vacille, je bascule, je lâche, je plonge, je me renverse, je chute, je tombe, je cogne, je percute, je me heure, je me brise, je m’endommage, je me fracture, je me fracasse, je m’ouvre, je me défais, je me disloque, je me déchire, je me désagrège, j'éclate.

Vertigo est un mot latin signifiant étourdissement. C’est aussi le titre d’un film. Vertigo le film raconte l’histoire d’un homme qui par deux fois essaye de sauver une femme de la mort et par deux fois échoue. Par cet exemple, on voit que la fiction dépasse la réalité puisqu’une même femme peut se défenestrer à deux reprises (ce qui est rare) et peut, ce qui est plus rare encore, mourir deux fois de suite. Le cinéma amplifie donc la puissance des drames humains en les redoublant. 

Il n’est pas impossible, bien que dans mon esprit la chronologie des faits demeure incertaine, que j’aie éprouvé le vertige avant l’événement dont je vous parle.

Avez-vous le vertige? 
Si vous ne l’avez pas, dites-moi à quoi vous pensez quand vous penchez la tête par-dessus la balustrade, quand vous marchez sur un pont suspendu, quand vous montez sur une échelle de corde, quand vous longez une falaise par grand vent, quand vous suivez un sentier de crête le dont le sol est friable. À quoi pensez-vous? À autre chose sûrement, sûrement à autre chose. Et si vous pensez à autre chose, ne risquez-vous pas par distraction, inadvertance, trop grande confiance en vous, par imprudence, ne risquez-vous pas de tomber?
Si tu as le vertige
tu chutes
et si tu n’as pas le vertige
tu chutes aussi. 

Le vertige m’avertit, il me prévient, il est mon compagnon de vie
il ma rappelle, au cas où je l’oublierais, que sur certains trajets bien spécifiques dans lesquels le vide vient me narguer et me sourire, il me rappelle que je pourrais, je pourrais tomber 
que cela pourrait m’arriver à moi
je pourrais, moi qui vous parle, bien ancrée au sol comme je le suis, bien attachée à mon existence
je pourrais moi aussi trébucher.  
Mais grâce à ma pensée exclusive
à ma concentration exclusive
à ma tristesse exclusive
à ma angoisse exclusive
à ma crainte exclusive
à mon histoire exclusive 
que je veux bien partager avec vous grâce à tout cela
j’avance précautionneusement sur cette terre et je suis emplie, dans bien des circonstances, d’une telle quantité de terreur que je ne peux plus avancer 
c’est ce qu’on appelle le vertige 
le vertige paralyse celui qui y confronté
et plus il es paralysé plus il a le vertige
car il est arrêté au milieu du vide
et le vide l’appelle et l’aspire 
le vide lui fait des signes 
il sait que le signes est un piège auquel il faut résister 
mais il sait aussi que s’il plonge
cela mettra fin au vertige 
à cette sensation intense et douloureuse 
sur laquelle il n’a pas prise 
alors il hésite 

et comme il ne pense qu’à cette hésitation
cela augmente encore son vertige 
au point qu’au lieu de le protéger du danger de la chute 
le vertige tout droit l’y conduire 

Dans Vertigo, celle qui tombe et celui qui a le vertige sont bien distincts, l’un tombe quand l’autre a le vertige, l’un tombe parce que l’autre a le vertige.

C’est moi qui a le vertige, c’est elle qui tombe 

Quand j’ai le vertige, je me représente en bas
je suis déjà en train de tomber dans le vide 
par accident
toujours c’est par accident que je tombe 
je me représente en bas
en train de m’écrasée avant moi
et le fait d’avoir dans ce domaine un antécédent familial
n’aide pas
c’est même le contraire 
j’ai d’autant plus le vertige que ma sœur est tombée avant moi
avant moi, dis-je, comme si je devais moi aussi 
par fatalité 
succomber à l’attirance du vide.

Au bord du précipice 
au bord
à un pas de la mort 
il suffit d’un pas
le vertige, c’est d’avoir peur de le franchir 
et de le désirer 
de ne penser qu’à ça tout le temps où l’on reste au bord 
de ne penser qu’au seul fait qu’on est au bord du vide 
de sorte qu’on finit par douter 
du rôle que joue le vertige 
symptôme, effet, avertissement, désir.

Symptôme:
c’est quand le corps parle 
mon corps parle 
il me dit quelque chose 
sur les montagnes, à l’appui des fenêtres, dans les cages d’escalier, mon corps, pendant des années, me dit quelque chose que je n’entends pas, que je ne comprends pas
pendant des années, je n’écoute pas mon corps 
je fais comme si je n’avais pas le vertige 
je feins d’ignorer que mon cœur bat plus vite, que mes jambes tremblent, que j’ai la bouche sèche, que je transpire 

Je passe à travers le vide 
c’est un exploit qui me coûte beaucoup
qui pompe toute mon énergie 
après je pleure 
je ne sais pas si on me comprend, je ne me comprends pas moi-même. 

Effets secondaires: 
le reste non plus, je ne le comprends pas
par exemple
la vue du sang m’est insupportable, je m’évanouis 
l’idée qu’un corps puisse perdre son intégrité 
coupures, ouvertures, saignements, démembrement, blessures
me fait perpétuellement frémir.

Vingt-deux ans on passé
depuis que ma sœur s’est jetée dans le vide
mais il n’est pas impossible 
bien que mes souvenirs soient devenus flous 
que j’aie éprouvé le vertige 
du temps où elle était encore en vie
et où ni elle ni moi ne savions 
qu’elle finirait par heurter le sol 
à la vitesse 
que les lois de la mécanique 
définissent 
pesanteur oblige.

Je pose ma tête sur l’oreiller 
je ferme les yeux 
je m’endors 
plutôt non 
je ne m’endors pas 
j’écoute 
j’espère 
j’attends 
j’attends le moment où mon corps 
me laissera en repos 
se calmera, s’apaisera, se détendra, se décontractera, se relâchera, se délestera, se déchargera, s’allégera, s’abandonnera, se livrera, cédera, quittera, renoncera,s’absentera, disparaîtra, plongera, chutera
je me réveille toujours avant qu’il ne s’écrase 
sur le macadam
avant qu’il ne se disloque 
sur la chaussée 
avant qu’il ne se brise
sous l’œil horrifié et stupide des passants. 

Dans mon sommeil
je tombe
c’est un cauchemar récurrent que je fais 
quand je suis allongée sur le dos.

Pourtant je dors beaucoup
je dors longtemps 
je dors profondément 
et dans mon sommeil
je tombe.

Vertigo raconte l’histoire d’une femme qui était blonde et qui devient rousse. Vertigo raconte l’histoire d’une femme qui change de couleur de cheveux. 

Petit à petit 
je m’habitue à l’idée 
que je suis composée 
que nous sommes composés 
de notre histoire 
une histoire qui commence avant nous 
et par laquelle nous sommes traversés 
une histoire 
qui nous traverse 
petit à petit 
je m’habitue à l’idée 
que je suis traversée.

Je suis blonde
mais ça, vous ne le savez pas
alors je vous le dis 
croyez-moi
je suis blonde 
elle était brune
je veux dire 
dans mon souvenir 
on nous présentait comme telles 
voici la blonde
et voici la brune 
mais ça pouvait être aussi dans l’ordre suivant 
voici la brune 
et voici la blonde 
ça dépendait des fois 
je veux dire 
pas pour la couleur des cheveux 
pour l’ordre. 

Si le corps est lancé trop vite
il devient aussi dangereux 
qu’un projectile
on peut donc avec son corps 
écraser d’autres corps 
avant de s’écraser soi-même 
c’est ce qu’on appelle 
le hasard 
il frappe là où on ne l’attend pas
et tue 
à l’aveuglette. 

Je n’aime pas beaucoup
qu’on me raconte 
des histoires 
de saut à l’élastique.

Il n’y a que dans les rêves que les chutes ne sont jamais interrompus 
par l’impact 
il n’y a que dans les rêves que les chutes 
durent 
rêver que l’on chute 
qu’on tombe indéfiniment 
sans que jamais cela ne s’arrête
c’est rester optimiste.

Vertigo est un beau film 
c’est un film à recommander 
en priorité 
à ceux qui ont raté 
ce qu’ils avaient entrepris 
ou qui regrettent 
de n’avoir pas agi 
en temps utile 
c’est un film qui plaît moins aux innocents 
qu’aux coupables.

Le vertige me lie à toi beaucoup plus fortement 
que mes souvenirs
tout le reste 
images et voix 
dans l’air doucement 
se dissipe 
mais le vertige reste et grandit.

Les faiblesses des gens 
les rendent sympathiques.

Quelle est votre faiblesse 
et à quoi 
silencieusement 
vous lie-t-elle?
Dites-moi quelque chose
qui soit autre chose 
que le vertige 
dites-moi quelque chose 
qui soit moins triste 
dites-moi quelque chose 
qui me fasse rire.

Du haut du septième étage tu te jettes 
et je ne peux rien faire 
pour te retenir. 


Andreï Tarkovski, Andrei Roublev (1966)

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